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7
Récit de Thrall, Seigneur de Guerre de la Horde, tel qu’il fut fait aux mercenaires de la guilde Conflit en l’an *** du Troisième Âge d’Azeroth.
« Je n’étais qu’un jeune soldat parmi d’autres, m’entraînant dans la poussière rouge de Durotar pour devenir un guerrier craint et respecté. Nous étions tous fougueux, fanatisés par la rancœur et notre haine envers l’Alliance et ses mensonges… je n’avais pas encore ouvert mon cœur et mon esprit aux voies chamaniques et ne rêvais qu’à prendre d’assaut à moi seul les citadelles alliées pour leur faire crier grâce. J’étais très jeune et très stupide… un guerrier Troll entreprit de m’enseigner la science des Berserkers, ces soldats indestructibles qui puisent leur force dans la colère et la peur, aussi dangereux pour les ennemis que pour leurs proches. Je me sentis ennivré par cette puissance nouvelle.
La voie du Berserk imposait un long voyage initiatique en solitaire à travers Azeroth, tels les héros de jadis parcouraient le monde à la recherche de gloire et de fortune… Je quittai la sécurité de Durotar armé de mes seules lames meurtrières qui se languissaient de répandre le sang allié.
Je parcourus des terres inconnues durant cinq longues années, entraînant mon corps, soumis aux périls naturels et aux dangers de la nature. Partout, je voyais s’étendre la domination de l’Alliance sur les déshérités de la terre, et ma haine grandissait. Je vis tant de choses que les alliés ne pourraient même pas croire… de grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion… j’ai vu des rayons fabuleux briller dans l’ombre de la Porte de Tannhaüser… Tous ces moments disparus dans l’oubli… comme les larmes, dans la pluie…
Mes transes de berserker se faisaient chaque fois plus longues et plus intenses, au point que je faillis plusieurs fois ne jamais redevenir moi-même. Chaque nouveau combat me plongeait un peu plus profondément dans les abysses de la rage et de la destruction.
Un jour, je repris conscience au milieu d’une rivière de sang. Je regardai autour de moi : une expédition entière de l’Alliance avait péri sous mes coups et mes crocs. Je riais. Leur sang me recouvrait et j’en savourais le goût sur ma langue. Je dévorai les rares survivants agonisants.
Ma dernière victime était une jeune femme. J’achevai de me nourrir de sa chair lorsque l’enfant qu’elle portait en elle vint au monde, poussé par un ultime désir de vivre au milieu d’une telle désolation. Il naquit d’une morte et plongea son regard dans le mien. Je me mis à pleurer : ce regard n’était ni accusateur, ni terrifié. Il semblait juste dire « et maintenant, vas-tu t’occuper de moi ? » comme si je n’avais pas d’autre choix. Je pris l’enfant nouveau-né sur ma monture et disparu comme un lâche.
Il me fallait trouver une retraite et méditer sur les changements qui venaient de voir le jour en moi. Je me réfugiai, porté par les vents contraires, en une terre reculée et désertée en raison de la jungle moite et étouffante qui la recouvre. Le cratère d’Un’Goro était une zone encore inexplorée à l’époque… c’était avant que l’on y implante des pierres de rencontre et que la Horde y aménage l’un de ses donjons destinés à prouver la valeur de ses combattants.
La chaleur constante de la crête de la Fournaise nous prodigua, à l’enfant et moi, la végétation nécessaire à notre survie… les ruisseaux de lave ardent qui coulaient en continu le long de ses flancs tenaient éloignées les bêtes sauvages. Ce répit inattendu me permit de comprendre combien je m’étais engagé sur un chemin menant à ma perte. Les esprits élémentaires de la grotte de la Fournaise m’enseignèrent patiemment les talents chamanique de contrôle de la Mère Nature. Je compris qu’il me fallait désormais honorer Gaïa, la déesse Mère, et ne plus rougir sa terre du sang de mes ennemis. La Horde ne pourrait retrouver sa légitimité qu’à ce prix… nous devions cesser d’être des barbares sanguinaires et arracher à l’Alliance le droit inaliénable de vivre libres sur les terres de nos ancêtres.
L’enfant grandissait, évidemment… je n’avais su me résoudre à le tuer ; et puis, peut-on réellement tuer un enfant né d’un cadavre sur le champ de bataille ? Une telle volonté de vivre saurait-elle être vaincue ? Je pris donc sur moi de l’élever en lui enseignant à mon tour la voie du chaman. Il était un élève doué. Nous passions parfois des semaines entières sans bouger, sans parler, assis en tailleur l’un en face de l’autre dans la chaleur humide de la Fournaise à nous affronter par l’esprit. Je ne lui révélai jamais les origines de notre rencontre… j’ignore s’il finit par me prendre pour son père, malgré les différences évidentes de nos apparences. Je pense qu’il le savait mais qu’il s’en moquait ; ce petit… ce… ce gosse avait un caractère surprenant. Nous avons vécu ainsi durant huit années. Nous n’avions besoin de rien d’autre que de méditation et de notre compagnie mutuelle. Je découvris ainsi que les humains n’étaient pas cruels et pervertis de nature… seule leur éducation et la haine que leur transmettent leurs parents font d’eux nos ennemis.
Mais je dus l’abandonner. Je l’ai laissé là-bas, au sommet du volcan, sans un regard un arrière. J’ai abandonné mon fils…
Il s’était cogné la tête. Rien de plus naturel chez un enfant qui passait son temps à pourchasser les élémentaires de feu en leur lançant des pierres. Il était par terre, pleurant de douleur et de fierté blessée, et son crâne saignait abondamment. C’était une vilaine blessure, qui m’obligea à lui raser en partie les cheveux pour lui appliquer un onguent de guérison. C’est ainsi que je la vis. La marque de naissance à l’arrière du crâne en forme des armoiries royales de Hurlevent. Ce petit était le prince héritier, et l’expédition que j’avais massacrée des années plus tôt, sans le savoir dans la fureur aveugle de ma transe, était celle du couple régent. J’avais recueilli l’héritier du trône de l’Alliance, celui que le destin avait désigné pour être mon ennemi lorsque nous nous croiserions devenus adultes.
Je m’enfuis sans un mot, en lui laissant pour seule protection des totems magiques de longue durée que j’espérais suffisants pour tenir à l’écart les bêtes sauvages. Il me regarda partir ; toujours aucune lueur de reproche dans ses yeux pensifs. Dans ses mains, il serrait nerveusement la dague gravée du Sceau de Durotar avec laquelle je lui avais rasé le crâne.
Aujourd’hui, j’ai su que les totems magiques s’étaient éteints. Ils ont brûlé fidèlement durant vingt longues années, assurant à l’enfant de grandir en paix tant qu’il resterait à portée de leur action. Le vent m’a fait savoir que la magie avait disparu… et désormais le prince héritier peut-être retrouvé par les siens… sans doute même l’ont-ils déjà découvert. Et ils trouveront sur lui la dague appartenant à ma famille comme ultime témoin de ma lâcheté et de… de mon amour de père pour un enfant humain. »
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8
Wasabi acheva le récit de Thrall devant une assemblée muette. Les hurlements et les rires qui ne manquaient jamais de s’élever d’une troupe de hordeux ne résonnaient plus sur les parois épaisses qui les entouraient. Les officiers eurent soudain besoin d’entendre l’ambiance coutumière d’Orgrimmar – chaos constant né du fracas métallique des armes et de la forge mêlé aux cris des orcs et de leurs montures. Tout plutôt que ce silence de mort qui s’était abattu sur les soldats. Au fond de la salle, un puissant druide Tauren prit la parole, d’une voix où venait de mourir un sanglot, et il récita une incantation dans un langage elfique parfait, à l’exception de son léger accent venu des plaines de Mulgore. Une lumière orangée se répandit parmi la troupe de Conflit et la Horde entonna, de façon étonnamment douce, un chant d’honneur à la gloire de leur chef et de leur patrie.
Seul un guerrier orc demeurait à l’écart en maugréant diverses injures et malédictions en vieux parler Orc, hérité de ses ancêtres venus du Mordor. Wasabi l’invita en Tirade Spéciale, un droit de s’exprimer accordé à chaque soldat qui en faisait la demande, quelque soit son niveau ou ses talents. « Parle donc, Léonidas. Toi qui rumines dans ton coin comme un tauren atteint de la VacheFollite. »
« Le déshonneur qui règne ici me soulève le cœur, dit enfin Léonidas. Vous n’êtes pas dignes d’appartenir à la Horde. »
Il n’en fallait pas plus pour redonner à la salle toute sa hargne et son désir de combattre. Ils se levèrent d’un bon et déjà le vacarme des injures et des menaces couvrait la voix des officiers qui tentaient de les appaiser. Léonidas les narguait d’un air supérieur.
« Suis-je donc le seul à avoir écouté le récit de la honte de notre soi disant Seigneur de Guerre ? »
L’insulte directe envers Thrall fit soudain taire les orcs les plus enragés. Pandemy lança en un réflexe un Mot de Douleur sur le traître qui se tordit en tous sens sur le sol sans cesser pour autant de les toiser en défiant l’autorité de leur chef à tous : « Le grand Thrall, nounou-boniche d’un enfant d’humain ! Ah ! D’un moutard rose et puant, sans même une griffe ni un croc. C’est aussi abject que de tomber amoureux d’un steak de talbuk. Les humains servent à être mangés, rien d’autres. Est-ce là le chef que vous voulez pour vaincre l’Alliance ? »
Pandemy canalisait déjà sa mana pour punir l’affront de son Mot de Mort et faire taire à jamais ce traître à sa cause mais Wasabi le retint par les os du poignet. « Nous servons le Seigneur Thrall, expliqua-t-il aussi bien à Léonidas rampant sur le sol qu’à tous ses mercenaires réunis. Cela ne souffre aucune exception, aucune contestation. Libre à toi de voir de la faiblesse dans cet acte passé Léonidas. Moi, j’y vois la marque de la noblesse et du respect du faible qui font les qualités d’un grand guerrier. Qu’importe si tu l’approuves, Thrall est le chef de la Horde, tu lui dois obéissance et fidélité. »
« Je répugne à admettre cette histoire, lâcha Pandemy en un sourire mauvais. Et je n’approuve pas plus que toi notre Seigneur, Léonidas. Mais si ce secret est révélé, c’est la Horde toute entière qui court dans l’abîme : sans Thrall pour nous guider, que ferons-nous ? Est-ce toi, Léonidas, qui mènera la lutte contre l’Alliance ? Peux-tu rivaliser avec les millions de doses de mana que le Seigneur possède ? »
« Vous êtes des traîtres ! rugit Léonidas. Des lâches ! Des… »
Léonidas n’eut jamais l’occasion d’achever son insulte. Il fut foudroyé sur l’instant par les dizaines de sorts et malédictions qui jaillirent en tous sens dans un maelström d’éclairs bleutés et argentés. Son cadavre racorni et déchiqueté retomba dans la poussière sans un bruit ; il ne pesait plus rien. Les orcs se précipitèrent vers ses restes pour récupérer ses pièces d’équipement.
Wasabi reprit la parole : « Il a mérité cette mort, mais comprenez mes fidèles qu’il avait raison. Si les soldats dévoués au Seigneur feront tout pour préserver ce secret, je doute fort de la loyauté du peuple… si la rumeur se dévoile, les habitants d’Orgrimmar et de tout Kalimdor exigeront la tête de Thrall au bout d’une pique. »
Il attendit un instant que son raisonnement s’imprègne dans les esprits grossiers et rustres des membres de sa guilde puis il reprit : « Notre chef nous a confié une mission. J’ai besoin de chacun d’entre vous. Nous allons nous rendre au plus tôt jusqu’au cratère d’Un’Goro et faire disparaître toutes traces de la présence de l’enfant et de Thrall en ces lieux. Il nous faut retrouver la dague de Durotar et la rapporter au plus vite en sécurité avant que les alliés ne s’en emparent pour déshonnorer le Maître.
- Et pour l’enfant ? » demanda un elfe de sang aux yeux vifs.
Wasabi hésita une seconde. Son lieutenant Abu répondit pour lui : « On le tue, fin de l’histoire. »
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9
Les Pavillon Noirs venaient d’entendre de la bouche de leur chef la rumeur annonçant pour bientôt le retour du roi. Des patrouilleurs nains à la recherche de nouveaux gisements de minerai avaient senti une barrière magique mourante en survolant le cratère d’Un’Goro. Partout dans les villes et villages de l’Alliance on se racontait la fin tragique du couple royal vingt huit ans plus tôt en cette terre éloignée de Kalimdor, et l’idée que le prince héritier ait survécu au massacre, loin de tous, enflammait les esprits. Cameron avait détaillé à sa guilde les paramètres de la mission de sauvetage qui lui avait été confiée, en guise de dernière chance de prouver sa valeur après ses défaites répétées. Pour les mercenaires connus sous le nom de Pavillon Noir, cette épreuve leur apporterait fortune et gloire ou les condamnerait à la honte jusqu’à la fin de leurs méprisables existences.
Le commandant abandonna ses hommes à leurs préparatifs et se retira pour imaginer la mort prochaine des Conflit, et combien il serait doux de réduire Wasabi en esclavage.
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10
A plusieurs milliers de milles de distance, la crête de la Fournaise entra en éruption et embrasa le ciel du cratère de ses nuées ardentes. La terre réclamait son offrande. Elle exigeait le sang qui lui était du.
Bientôt, on entendit le froissement des ailes des montures volantes en approche…